Résumé du manuscrit:Cet élégant livre d’heures au format de poche fut enluminé à Tours autour des années 1480 par le Maître des camaïeux d’or Le Bigot, actif dans l’entourage du peintre Jean Bourdichon. Les seize minuscules initiales historiées en camaïeu d’or qu’il recèle font succéder au répertoire des épisodes attendus un cycle original dédié aux sept jours de la Création. L’artiste démontre une maîtrise technique hors pair en conférant aux panses des initiales un caractère évanescent particulièrement séduisant. La subtile ordonnance des lettres qui les enserrent devait inviter son commanditaire anonyme à apprécier en détail l’alliance minutieuse de l’or et des couleurs.(ada)
Genève, Bibliothèque de Genève, Comites Latentes 38
Elliot Adam, Sorbonne Université, 2018.
Titre du manuscrit: Livre d’heures à l’usage de Rome
Origine: Tours
Période: Vers 1480-1490
Support: Parchemin
Volume:
85 feuillets de parchemin précédés et suivis de quatre gardes de parchemin du XIXe siècle (f. V1-V4 et N1-N4). Contregardes de parchemin du XIXe siècle.
Format: 165 x 105 mm
Numérotation des pages: Foliation récente à la mine de plomb dans l’angle supérieur droit ; gardes non foliotées.
Composition des cahiers:
Composition irrégulière, sur la base de cahiers de quatre, six ou huit feuillets : I6+1-1 (1-6, manque avant 1), II8-1 (7-13, manque après 13), III4+1/6-1 (14-18), IV6 (19-24), V6+2-1 (25-31, bifeuillet 31-X ajouté, manque après 31), VI-VII8 (32-39, 40-47), VIII6 (48-53), IX-XII6+1/8-1 (54-60, 61-67, 68-74, 75-81), XIII4+1-1 (82-85, manque après 85).
Signatures de cahiers et de bifeuillets tracées à l’encre brune en marge intérieure de la première ligne, parfois erronées, estompées, absentes ou effacées. Coutures apparentes. Réclame au f. 74v.
La numérotation « A » du premier cahier indique que le manuscrit débutait par les matines des heures de la Vierge.
Etat: Quatre feuillets manquants avant le f. 1 (talon, probablement feuillet de garde), après le f. 13 (talon, aucune lacune textuelle), après le f. 31 (talon, aucune lacune textuelle) et après le f. 85 (talon, probablement feuillet de garde).
Bon état de conservation.
Mise en page:
Réglure à l’encre rouge à 20 longues lignes. Justification 122 x 78 mm.
Type d'écritures et copistes:
Belle bâtarde bourguignonne à l’encre brune, capitales touchées de jaune. Rubriques à l’encre rouge. Pièce de calligraphie ornée de cadeaux en fin de section au f. 18v.
Décoration:
16 initiales historiées en camaïeu d’or sur champ coloré, 4 à 5 lignes de hauteur (environ 25 à 30 mm) :
f. 24: Initiale C : Couronnement de la Vierge (champ azur)
Psaumes de la pénitence
f. 26: Initiale D : David en prière devant l’ange du Seigneur (champ azur)
Oraisons et psaumes pour les sept jours de la semaine
f. 40: Initiale A : Dieu le Père bénissant (champ brun)
f. 49: Initiale D : Dieu le Père créant la terre et le ciel et séparant la lumière des ténèbres (champ rouge)
f. 53: Initiale D : Dieu le Père créant le firmament (champ brun)
f. 55: Initiale U : Dieu le Père créant la terre et les eaux (champ brun)
f. 66: Initiale D : Dieu le Père créant les luminaires (champ rouge)
f. 72: Initiale S : Dieu le Père créant les poissons et les oiseaux (champ bleu)
f. 77: Initiale S : Dieu le Père créant Ève de la côte d’Adam (champ brun)
1 initiale ornée d’un visage masculin en camaïeu d’or sur champ d’azur au f. 1, 2 lignes de hauteur.
Initiales ornées, 1 à 2 lignes de hauteur, et bouts-de-lignes alternant deux types principaux, par la main des initiales historiées :
Champ azur ou rose non cerné, corps de la lettre rose ou azur, le tout rehaussé de motifs végétaux à l’or liquide.
Champ doré à la feuille cerné d’un filet noir, corps de la lettre rose rehaussé de blanc, panse ornée d’un motif floral en couleurs.
Reliure: Reliure de maroquin brun estampé à froid de la fin du XIXe siècle réalisée par Duquesne, relieur à Gand (signature au contreplat supérieur). Plats ornés d’un panneau central à motifs losangés encadrés de bandes de motifs végétaux à la roulette. Dos à cinq nerfs. Le manuscrit est conservé dans un étui de protection en demi-maroquin rouge.
(f. 48v)
Formule contre le mal caduc :Gaspar fert mirram thus Melchior Baltasar aurum …
(f. 49)
>In die lune<Deus omnipotens propricius esto michi peccatori …
(f. 53)
>In die martis<Domine deus omnipotens pater et filius et spiritus sanctus …
(f. 55)
>In die mercuris<Verba mea auribus percipe, Domine …
(f. 66)
>In die jovis<Domines deus omnipotens rex creator celi et terre tibi confiteor …
suivi de prières en latin avec rubriques en français :
(f. 68v)
>Contre tout peril & contre tous ses ennemys. Et pour prier on doit dire iii pater noster & iii fois ave <
(f. 69)
>On doit dire ces oroisons ensi devant l’autel pour soy ou pour ce lui qui doit entrer en bataille et après on se doit recommander a dieu & a la sainte croix<
(f. 72)
>In die veneris<Sanctifica me domine signaculo sancte crucis …
Ce remarquable livre d’heures de format de poche fut enluminé à Tours dans les années 1480 par le Maître des camaïeux d’or Le Bigot, actif dans l’entourage du jeune peintre Jean Bourdichon.
Son contenu textuel se distingue par l’absence de calendrier, de péricopes évangéliques, de l’office des morts et de suffrages détaillés. L’étude des signatures de cahiers suggère que ces manques relèvent d’un choix délibéré du commanditaire. Aux heures de la Vierge succèdent donc les psaumes de la pénitence, quelques prières et un rare ensemble d’oraisons et de psaumes artificiellement associés aux sept jours de la semaine. Ce contenu restreint commande la réalisation de seize initiales historiées en camaïeu d’or dont la hauteur ne dépasse pas trois centimètres. Au répertoire des épisodes attendus succède un cycle d’une grande fraîcheur dédié aux sept jours de la Création, dont aucun équivalent n’est connu pour ce milieu et pour ce type de manuscrit. L’économie de la composition textuelle suggère que son commanditaire possédait au moins un autre livre d’heures pour ses dévotions courantes. Il demeure impossible d’établir son identité en l’absence de toute spécificité d’ordre liturgique, textuel ou héraldique.
Historique de l’attribution
Le peintre tourangeau Jean Fouquet a souvent été crédité de l’invention du camaïeu d’or, une technique consistant à peindre à l’or liquide sur un champ préparé d’une seule couleur (Adam 2016). Cette réputation, acquise au milieu du XIXe siècle, s’explique par la récurrence de son emploi dans les médaillons d’émail de la bordure du Diptyque de Melun, dont subsiste son Autoportrait au musée du Louvre, et dans les miniatures issues des Heures d’Étienne Chevalier.
Au XXe siècle, la décoration du manuscrit de la fondation Comites latentes lui valut d’être considéré par les collectionneurs, amateurs et historiens à l’aulne de leur intérêt pour l’art de Jean Fouquet. Charlotte Lacaze rapporte que Sidney Cockerell tenait les initiales du manuscrit de Genève pour être de sa main tandis que Klaus Perls réservait cette attribution aux deux dernières initiales (f. 72, f. 77). Les initiales du manuscrit de Genève ont par la suite été attribuées à un artiste de l’atelier de Jean Fouquet, dans le catalogue de la vente de la collection Chester Beatty de 1969, dans la thèse de Claude Schaefer de 1972 comme dans la monographie de Nicole Reynaud de 1981. L’intervention personnelle du peintre tourangeau fut toutefois défendue par Charlotte Lacaze en 1981. Elle attribuait à Jean Fouquet quatre initiales (f. 15, f. 26, f. 72 et f. 77) et plusieurs miniatures à pleine page ajoutées qui auraient ensuite été découpées du manuscrit, élucidant ainsi la présence de lacunes textuelles et l’irrégularité de la composition codicologique.
En 1995, la galerie Les Enluminures fit paraître un petit livre d’heures copié vers 1460 à Paris par Jean Dubreuil et relié au XVIe siècle pour François Le Bigot et Perrette d’Amours, regroupant cinq minuscules miniatures en couleur peut-être dues à Jean Bourdichon et sept petites miniatures en camaïeu d’or analogues dans leur décor, leur style et leur technique aux initiales genevoises (Hindman et Bergeron-Foote 1995 et 2010). Cette analogie démontra l’activité distincte d’un artiste familier de Jean Fouquet et de Jean Bourdichon, également repéré au calendrier des Heures de Bourbon-Vendôme (Paris, BnF, Arsenal, ms. 417). En 2012, lors de l’exposition Tours 1500, Pascale Charron rassembla le corpus de l’artiste sous le nom de Maître des camaïeux des Heures Le Bigot. Enfin, dans sa thèse de doctorat inédite soutenue en 2014, Nicholas Herman reconnut un autre ensemble de miniatures en camaïeux d’or pour être l’œuvre du même artiste, actif dans le proche entourage de Jean Bourdichon (New York, Morgan Library and Museum, ms. M.380).
Remarques de l’auteur
La décoration du manuscrit Comites latentes peut être considérée comme complète. En dépit des objections soulevées par Charlotte Lacaze, les lacunes textuelles et codicologiques ne corroborent pas la présence antérieure d’un cycle supplémentaire de miniatures en pleine page.
Ce livre d’heures démontre une maîtrise supérieure de la technique qui vaut son nom au Maître des camaïeux d’or Le Bigot. Au contraire de ses contemporains, il enlumine ses personnages sans trait de contour, par la seule modulation de l’or liquide. À une échelle lilliputienne, l’artiste compose des ordonnances échelonnées en jouant sur la densité de l’or et le contraste d’un ton plus clair ou plus sombre que celui du fond. Seul le flanc des figures est animé d’épaisses touches d’or qui accrochent la lumière mouvante du jour et de la bougie en conférant aux personnages un caractère évanescent particulièrement séduisant. Dans l’enluminure de la France du XVe siècle, cette approche est propre aux livres d’heures Comites latentes et Le Bigot. Un style comparable est mis en œuvre avec plus de sécheresse dans les Heures de Bourbon-Vendôme et le manuscrit de la Morgan Library, ce qui invite à restreindre le corpus de l’enlumineur à ces quatre manuscrits.
Le manuscrit de Genève apparaît cependant comme son œuvre la plus accomplie. De façon exceptionnelle, l’extrême minutie des camaïeux se prolonge dans la façon des lettres polychromes qui enserrent ces histoires d’or. La décoration de chaque initiale historiée relève d’un accord de trois couleurs. Leur contraste subtil accentue le volume tridimensionnel du corps de la lettre, dont l’ombre se projette sur le champ quadrangulaire. Par ailleurs, le maniement analogue de l’or liquide dans les petites initiales ornées du manuscrit suggère qu’il en est aussi l’auteur.
Enfin, comme dans ses autres œuvres (Charron 2012), l’artiste compose ses initiales à l’appui de modèles empruntés au Maître du Boccace de Munich et à Jean Bourdichon, tous deux actifs à Tours. Ainsi l’Annonciation (f. 1) et l’Annonce aux Bergers (f. 15) dépendent-elles de celles des Heures de Louis Malet de Graville (San Marino, Huntington Library, HM 1163) tandis que l’Adoration des Mages (f. 17) et la Présentation au Temple (f. 19) apparaissent dans la production des années 1480 de Jean Bourdichon (New York, Morgan Library and Museum, ms. M.380 ; Stuttgart, Württemberg Landesbibliothek, ms. HB I 174). Si les sources du cycle des sept jours de la Création s’avèrent plus difficiles à cerner en raison de son originalité, le puissant Dieu le Père bénissant (f. 40) est à l’évidence familier de celui peint par Jean Bourdichon vers 1490 pour un livre d’heures de l’atelier de Jean Charpentier (Poitiers, Bibliothèque municipale, ms. 55, f. 159).
Provenance du manuscrit:
Acquis en juin 1906 par George Dunn of Woolley Hall (ex-libris au contreplat, date d’acquisition, initiales « GD » et code de prix « ρηω » au f. V1; sa vente à Londres, Sotheby’s, 2 février 1914, lot 1212.
acquis à Londres du libraire Quaritch en 1920 par Chester Beatty (cote W.MS.91.III cancellée et cote W.MS.83 inscrites au contreplat supérieur de la main d’E. G. Millar, inscription Prayers. Style of Fouquet. Late XV cent. de la même main). Anciennes cotes de la collection Chester Beatty (Cleaver 2017) au contreplat supérieur (W. MS. 91 III, cancellé, W. MS. 83) et au f. V1 (« 12 »).
acquis à sa vente à Londres, Sotheby’s, 24 juin 1969, lot 68 par Alan G. Thomas
Acquisition du manuscrit: acquis par la Fondation Comites latentes.
Bibliographie:
Adam Elliot, Le camaïeu d’or dans l’enluminure en France au XVe siècle. Une technique de réduction du coloris, mémoire de maîtrise inédit sous la direction de Ph. Lorentz, Paris, 2016, 3 vol., vol. 1, p. 1-7, 147-148 et 199, note 665.
Charron Pascale, « Atelier Fouquet. Heures à l’usage de Rome, dites ‘Heures Le Bigot’. Jean Fouquet (atelier) et artiste proche de Bourdichon », dans Tours 1500. Capitale des arts, sous la direction de B. De Chancel-Bardelot, P. Charron, P.-G. Girault, J.-M. Guillouët, Paris, Somogy, 2012, p. 280-281, no 61.
Cleaver Laura, « The Western Manuscript Collection of Alfred Chester Beatty (ca. 1915-1930) », Manuscript Studies. A Journal of the Schoenberg Institute for Manuscript Studies, 2, 2, 2017, p. 445-482, p. 479, no lix.
De Hamel Christopher, Hidden Friends. The Comites Latentes Collection of Illuminated Manuscripts, Londres, Sotheby’s, 1985, no 37.
Herman Nicholas, Jean Bourdichon (1457-1521): Tradition, Transition, Renewal, thèse de doctorat inédite sous la direction de J. J. G. Alexander, New York, 2014, 2 vol., vol. 1, p. 155-156, note 50.
Hindman Sandra et Bergeron-Foote Ariane, A Selection of Manuscripts through the Ages, Paris, New York et Chicago, Les Enluminures, 1995, no 8, p. 42.
Hindman Sandra et Bergeron-Foote Ariane, France 1500. The Pictorial Arts at the Dawn of the Renaissance, Paris, New York et Chicago, Les Enluminures, 2010, no 5, p. 30-33.
Lacaze Charlotte, « Book of Hours attributed to Jean Fouquet. France, circa 1465-75 », dans Books and Manuscripts acquired from Alan G. Thomas and described by his customers, sous la direction de Chr. De Hamel et R. A. Linenthal, Leamington Spa, James Hall, 1981, p. 24-25.
Reynaud Nicole, Jean Fouquet, Paris, Réunion des musées nationaux, 1981, p. 24-25, no 6J.
Reynaud Nicole, « An unknown manuscript made for Philip the Good », dans Illuminating the Book: Makers and Interpreters. Essays in Honour of Janet Backhouse, sous la direction de M. Brown et Sc. Mckendrick, Londres et Toronto, British Library/University of Toronto Press, 1998, p. 92-100, p. 100, note 16.
Schaefer Claude, Recherches sur l’iconologie et la stylistique de l’art de Jean Fouquet, thèse de doctorat sous la direction de L. Grodecki, Lille, Service de reproduction des thèses, 1972, 3 vol., vol. 2, p. 268.
Schaefer Claude, Jean Fouquet. An der Schwelle zur Renaissance, Dresde et Bâle, Verlag der Kunst, 1994, p. 38-39.
Sotheby's, Londres, Catalogue de la vente du 2 février 1914, lot 1212.
Sotheby's, Londres, Catalogue de la vente du 24 juin 1969, lot 68.